Texte & Musique : Thibault Muller
On ne peut pas dire que la situation semble s’améliorer pour le gouvernement. L’état de siège n’a fait que mettre un couvercle sur une casserole en pleine ébullition. Elle n’est plus seulement en train de gronder, elle déborde. Les manifestations sont certes sous contrôle – elles sont tout bonnement interdites sur tout le territoire – mais dans certains quartiers, c’est au prix d’une quasi guérilla urbaine. Du coup Les militaires arrivent en camion au couvre feu et se déploient durant toute la nuit. Il est interdit aux habitants de se tenir sur leur balcon et même d’apparaitre à leur fenêtre. De nombreuses habitations ont été perquisitionnées de jour comme de nuit, à la recherche d’on ne sait trop quoi. Je pense que c’est surtout pour intimider la population. Mais on ne sait rien sur rien, il semble que des tribunaux militaires se tiennent toujours à huis clos. Des procès expéditifs aux condamnations sévères.
Dès la première semaine, une jeune femme qui avait accroché une banderole à son balcon où était écrit « résistance » avait été embarquée, manu militari, à minuit. Elle avait réussi à cacher son portable et diffuser en direct sur les réseaux sociaux le début de son procès, qui se tenait dans une caserne de l’armée à peine 12h après son arrestation. Les charges qui pesaient contre elle : « Menaces et actes d’intimidation commis contre les personnes exerçant une fonction publique ». Elle risquait dix ans de prison ! On ne sait pas trop ce qu’il est advenu d’elle, la connexion a coupé peu de temps après le début du réquisitoire. Ça avait fait un scandale inimaginable sur les réseaux.
Mais bien sur, il y avait toujours les mêmes qui tempéraient, qui disaient « quand on a rien à se reprocher, on n’a rien à craindre »
Ça n’a pas l’air de les déranger que les procès soient à charge et les gens en ressortent rarement libres, et intimés au silence. Bien souvent, l’armée ne donne aucune information, ni le verdict ni le lieu d’incarcération qui est tenu secret. Soit-disant pour la sécurité des détenus. Les familles en sont réduites à faire des appels à témoin pour retrouver leurs proches après leur arrestation. Dans plusieurs grandes villes, on trouve des murs tapissés de photos de personnes disparues, dont les encres se diluent un peu plus à chaque pluie, en petites larmes multicolores qui gouttent sur le sol. Certains y déposent des bougies, comme dans un lieu de prière. Pour l’instant, rien de tel dans notre ville, heureusement pour nous.
Loïc : ah non désolé Thibault, on n’a plus d’oeufs aujourd’hui
Thibault : ah zut ! Bon, eh bien tant pis.
Loïc tient la boucherie de mon quartier. Il y vit depuis… toujours. Gamin, il passait ses soirées dans la boutique quand il rentrait de l’école. C’est son grand-père qui l’avait fondée, son père lui avait succédé, et quand son père était décédé, Loïc avait naturellement pris sa suite. Il me raconte parfois comment il y jouait tous les soirs, assis sur un tabouret de bar à côté de la caisse enregistreuse. Il était devenu le bambin, la mascotte de la boucherie, avec son petit tablier et son béret. Il gardait toujours sa figurine de spiderman à proximité. En grandissant il avait commencé à faire ses devoirs accoudé sur la tablette de la vitrine, à regarder les allées et venues dans la rue.
Loïc avait entièrement rafraîchit ses locaux quelques mois avant la pandémie. De sobres carreaux blancs style métro avaient remplacé le damier rouge et blanc qui ornait les murs. Côté clientèle, de jolis casiers de chêne formaient des rayonnages. Des produits locaux et des vins y étaient soigneusement disposés afin que l’oeil s’y attarde. Seule la tablette de la vitrine était restée intacte, comme un souvenir. La figurine de spiderman y trônait fièrement à côté de l’antique caisse enregistreuse, depuis longtemps remplacée par un ordinateur tactile et son petit écran vert. Les contours des vitrines avaient revêtu un acier à l’effet rouillé, qui se mariait parfaitement avec le chêne des rayonnages. Loïc avait voulu transformer sa boucherie en un lieu convivial, il y a avait installé deux petites tables et servait des assiettes de charcuterie certains midi à un prix raisonnable. Il faisait parfois des dégustations les matins des jours de marché.
Loïc : J’en recevrai peut-être à la prochaine livraison, mais ce n’est pas certain
Thibault : Eh bien les oeufs ça devient difficile à trouver en ce moment, comment ça se fait ?
Loïc : je ne sais pas exactement, mais c’est vrai qu’avec les contrôles qui se multiplient sur les routes, les livraisons prennent du retard. Globalement on a parfois des surprises dans les arrivages, ce n’est plus aussi régulier qu’il y a quelques mois. Madame Pontier, que puis-je pour vous ?
Mme Pontier : bonjour Loïc, je vais vous prendre deux saucissons et un petit pot de rillettes
Loïc : deux saucissons et un pot de rillettes. Vous voudrez un petit sachet ?
Mme Pontier : non ça ira, merci, j’ai tout ce qu’il me faut
Loïc : heureusement que je vais chercher ma viande moi-même, je m’approvisionne en local, mais tu vois pour certains produits je suis embêté, je dois les commander hors département…
Loïc : et voila Madame, cela fera 19€30…
Mme Pontier : je vais payer par carte.
Loïc : sans contact ?
Mme Pontier : oh non attendez Loïc, j’y pense ! Je viens de prendre des Lignières pour essayer, est-ce que vous les acceptez ?
Loïc : Ahah vous passez à la monnaie locale ! Parfait ! Alors ça fera 19 lignières
Mme Pontier : et les trente centimes ?
Loïc : il n’y a pas encore de centime de Lignières. Il faut faire l’appoint en centimes d’euros, mais je vous en fais cadeau !
Mme Pontier : ah bon ? eh bien merci beaucoup Loïc ! Au revoir messieurs, bonne journée
Loïc : au revoir Mme Pontier, excellente journée à vous
Thibault : bonne journée Madame. Attends, du coup tu dis qu’il contrôlent les camions de livraison ?
Loïc : oh oui ! Ils vont même jusqu’à fouiller certains camions de livraison. Mon ravitailleur me disait qu’il passait par les petites routes et qu’il n’avait pas de problème, mais visiblement sur ce coup-là, il a dû être pris dans un bouchon. Enfin un long bouchon quand même, parce que ça fait deux jours que j’attends.
Thibault : deux jours ?!
Loïc : oui, non, ce n’est certainement pas dû aux contrôles sur ce coup-là, il a dû avoir un autre contretemps.
Thibault : ah oui tu m’as fait peur, je dois me rendre à Paris le mois prochain, si je dois faire le trajet en trois jours je préfère le savoir…
Loïc : prévoies un bon moment quand même, parce que parfois ça ne rigole pas. Pour peu qu’il y ait de nouveau des violences à Orléans, ils sont capables de contrôler une à une chaque voiture qui passe… Même si le trafic est largement réduit, ça prend des heures.
Thibault : oui, j’ai hésité à prendre le train mais avec les réductions de service c’est comme si la ville n’existait plus sur les cartes de la SNCF.
Loïc : oui ça devient difficile. Je ne te raconte pas le désastre pour le poissonnier, il enrage. Tu vois le souci, je comprends les revendications des uns et des autres, mais en attendant, la situation devient de plus en plus critique. Déjà que la pandémie avait fait des dégâts aux commerces, là franchement il y a des jours j’ai juste envie de baisser le rideau. Mais ça va, on va dire que je ne suis pas le plus à plaindre comme je te disais. Alors… Voici tes escalopes de poulet.
Thibault : merci Loïc ! Bon, eh bien bon courage à toi, j’espère que ton livreur retrouvera son chemin ahaha.
Loïc : ah c’est peut-être ça, son GPS est tombé en panne ahaha bonne journée à toi, à plus tard
J’ai appris quelques jours après que ce n’était pas le GPS, mais le camion du livreur était en réalité tombé en panne. Le transporteur attendait la réparation, faute de pièces qui n’arrivaient pas chez le garagiste. Il devait répartir et re-échelonner les livraisons chez les clients avec la flotte restante.
Cela perturbe un peu l’organisation de Loïc, mais il prend les choses avec philosophie. Le transporteur était déjà celui qui livrait la boutique du temps de son père. Et il faisait tout son possible pour tenir les délais. Loïc ne voulait pas le laisser tomber. Et puis changer de transporteur en ce moment ce n’était de toute façon probablement pas une idée lumineuse.
Cela fait des années qu’une question me hante : que sommes-nous encore réellement capables de créer entièrement dans notre pays ?
Certes, du fait de l’origine des matières premières, certains produits nécessitent a priori une collaboration internationale pour être fabriqués, comme les composants électroniques par exemple.
Mais les usines s’étant drastiquement spécialisées dans un marché globalisé, et l’industrie en général ayant été massivement décentralisée en Asie notamment, près de 76% de la population française travaille maintenant dans le secteur tertiaire. Et à peine 2,6% dans l’agriculture.
Le problème c’est que toute cette collaboration internationale a un cout énergétique gigantesque, dépensé en pétrole, et pour lequel il n’existe pas d’alternative aujourd’hui. Que se passerait-il si en peu de temps, le transport des pièces et marchandises devenait impossible ? Une guerre ou une catastrophe en Asie qui paralyserait les pays qui nous fournissent, une pandémie plus grave encore que celle qui a mis à mal l’économie mondiale en à peine quelques semaines, la fin du pétrole bon marché, un arrêt brutal des exportations par un changement de régime ou de politique extérieure dans le pays le plus industrialisé de la planète… Aurions-nous le temps de réimplanter des usines avant que la pénurie ne devienne critique et irréversible ? Avons-nous encore ne serait-ce que le savoir-faire pour les faire fonctionner rapidement et correctement ?
Au XVIIIe siècle par exemple, on trouvait des tisserands partout dans le pays, dans chaque village on trouvait de nombreux artisans de la filière textile. Aujourd’hui, la plupart des tissus ont fait deux fois le tour du monde avant de finir dans nos placards. Pourquoi ? Juste parce que c’est moins cher de le faire fabriquer par une main d’oeuvre aux abois à l’autre bout du monde. Je me dis parfois que nous avons beau nous auto-proclamer « pays des droits de l’Homme », finalement, tout ce que nous avons fait, c’est délocaliser l’esclavage à défaut de l’abolir.