Texte & Musique : Thibault Muller
Cela fait un mois aujourd’hui qu’il n’a pas plu. L’air est aussi sec que cette saleté de poussière qui envahit nos chaussures. De longues crevasses courent sur mon chemin, au bord desquelles de minuscules pousses de potentilles tentent de s’accrocher. Sous mes pieds, la terre est devenue dure comme du béton. Elle ne laisse passer que quelques cailloux pointus qui poignardent les semelles.
Avril n’est pas fini et pourtant tout le monde plante déjà en pleine terre. De plus en plus hardie, la sécheresse pointe son nez tôt cette année, comme l’année dernière. Et comme celle d’avant. Mes réserves d’eau de pluie n’ont jamais été aussi basses à cette époque. Mais peut-être suffiront-elles pour la saison. J’espère. Il faudrait que j’installe plus de bidons, pour stocker plus d’eau encore au prochain automne.
Il faudrait aussi planter des arbres. Mettre à l’ombre le terrain autant que possible, pailler, garder l’humidité. Retenir et chérir chaque goutte qui tombe du ciel.
Je vais passer au casier voir si le pépiniériste a répondu à mon message. Il me faut absolument des plants de pommier, poirier, et toute sortes d’autres fruitiers que j’aimerais faire pousser. Et j’aurais bien besoin de son aide parce que je ne suis pas sur de moi.
Cela fait plusieurs semaines que je l’ai contacté, mais bien sur la demande est folle aujourd’hui. Depuis qu’on a décidé de planter des vergers un peu partout dans la ville, les pépiniéristes du coin travaillent à flux tendu. On arrache le bitume dans toutes les rues, on aère le sol pour créer des jardins partagés. Toutes les places ont été mises à nu, et il a fallu creuser la terre à grands coups de pioche. Si l’on peut encore appeler ça de la terre : tout est mort là dessous. Et j’ai peur que la pollution ait trop souillé le sol. Je fais partie de ceux qui pensent que l’on devrait créer des planches de culture surélevées en attendant que la vie se régénère. Mais pour économiser les matériaux qui se font rares, les gens décident pour la plupart de planter à même le sol. A grands renforts d’engrais, de produits chimiques, tant qu’il y en a encore.
Je vais proposer au cercle de créer des forêts sur le modèle des travaux d’Akira Miyawaki. Il a développé partout dans le monde ces forêts qui aident à réguler le climat, et semblent bien utiles pour dépolluer. Extrêmement denses, au point que l’on peut à peine y pénétrer, elles font tampon, retiennent l’humidité, et servent de sanctuaires pour la faune sauvage. Ce sont des forêts primaires, rassemblant les essences d’arbres qu’il y aurait sur le territoire sans l’intervention de l’homme. Ces arbres seraient ceux les plus à même de pousser ici. Si l’on parvenait à créer un maillage dense de ces forets sur la ville, on pourrait peut-être faire baisser la température d’un à deux degrés d’ici dix ans, en plus de mettre à l’ombre les bâtiments adjacents. Et si les autres villes faisaient cela aussi, ça pourrait même attirer la pluie, ça vaut le coup de tenter.
Laurent le cordonnier de mon quartier me soutient sur ce projet. Lui aussi redoute l’aggravation de la sécheresse. Nous sommes tous les deux représentants régulièrement au troisième cercle. Il suffit que la proposition soit soutenue jusqu’au, disons, cinquième, et nous pourrions faire avancer le sujet de manière plus conséquente, sur une bonne partie du territoire de la commune. En rêvant un peu, si le sixième cercle s’empare de la proposition, on pourrait même obtenir une réquisition des engins de chantier pour préparer les terrains et demander que les brigades municipales nous prêtent main forte.
J’en parlerai à Noémie, qui est représentante au quatrième cercle. Je la croise parfois sur le chemin de l’école. Elle est très sympa, mais souvent débordée : seule avec ses deux enfants, elle enchaine les assemblées et se bat pour instaurer des dérogations de présence. Je la comprends, quatre assemblées par mois, ça doit commencer à peser lourd dans l’organisation.
J’arrive au jardin public où se trouve le casier. C’est devenu une vraie petite ville maintenant. Une jungle de boites en bois plus ou moins regroupées par thématique. À l’origine, c’était un retraité qui trouvait le temps long et proposait ses services en bricolage. Il avait mis une urne à côté de la boite à livres, dans laquelle on pouvait laisser nos coordonnées et dire de quoi on avait besoin. Depuis, chaque personne de notre côté de la ville semble avoir finit par installer une sorte de petite boite aux lettres sur laquelle elle appose sa marque : son métier ou ce qu’elle propose de faire, et ce qu’elle attend en échange. Il y a Lucie, qui propose d’affûter les couteaux et outils en échange de nourriture. Stéphane, menuisier qui répare et fabrique des meubles, en échange de monnaie locale. Sélim, l’imprimeur et graveur, qui peut réaliser les comptes-rendus des assemblées, imprimer les journaux locaux. Sylvie qui tricote, Aurore qui fait des tisanes avec des plantes sauvages…
Tous les types de service sont proposés. Je m’y attarde parfois parce qu’on y découvre toujours des activités qu’on ne soupçonne pas. La dernière fois par exemple, j’ai vu la boite d’un gosse qui propose de promener les chiens en échange de cartes pokemon. Enfin… Je suppose que c’est un gosse, si ça se trouve ce n’est pas le cas. Mais ce serait possible, même les enfants ont installé leur boite à force de voir leurs parents passer tous les jours pour faire du troc d’activité. C’est devenu le truc à la mode, et j’avoue que je me suis prêté au jeu moi aussi. Finalement, à quoi ça sert d’être payé en monnaie plutôt qu’en nourriture ou en services ? Bien sur, il faut encore payer ses charges, mais après ? Je donne volontiers des cours de guitare à Hervé, un plombier approchant les 50 ans, qui m’apprend en échange l’art de « jouer des tuyaux », comme il dit. Il m’enseigne comment faire les raccordements, installer les siphons, réparer une fuite… Bon, j’avoue que je ne suis pas vraiment passionné, ni très doué, mais honnêtement, ça va forcément me servir un jour.
Le casier est rapidement devenu un lieu d’échange, de discussion, d’élaboration de projets. Les gens se sont regroupés par affinité et par proximité géographique. Pour être facilement reconnaissables, les boites se sont petit à petit parées de toutes sortes de couleurs. C’est magnifique sous la lumière dorée de cette soirée d’avril. Les herbes hautes ont envahi les interstices entre les boites, et les rayons du soleil couchant percent à travers, comme autant de vitraux d’une cathédrale végétale. J’ai planté quelques graines de lin à côté de ma boite. Quand elles pousseront, elles l’orneront de petites fleurs bleu ciel.
Les services municipaux ont reçu l’instruction de ne plus s’occuper de ce jardin. Sauf à entretenir les allées et la roseraie. Il faut dire que le maire est un fervent défenseur du casier. Il y a lui-même installé sa boite et passe du temps avec les usagers. C’est à force de discussions qu’ils ont décidé de créer les cercles. Un système d’organisation parallèle qui permet à tous de prendre part aux décisions et de s’investir. Et un soir particulièrement agité après la mort des manifestants de la marche pour le climat à Paris, tous les citoyens, dont le maire, présents au casier, ont décidé de faire sécession.