Texte & Musique : Thibault Muller
À l’assemblée du troisième cercle, dimanche, il y a eu quelques tensions. Je pensais être le seul qui avait remarqué la présence de plus en plus fréquente et insistante de ces binômes de prosélytes. Des missionnaires religieux ou sectaires, de différents cultes qui tentent d’aborder les gens dans la rue. Depuis quelques mois, ils semblent avoir établit des permanences dans le kiosque du jardin, juste à côté du Casier. Je n’y prêtais pas grande attention, mais j’ai lu que plusieurs groupes de cultes concurrents en étaient venus aux mains un soir pour se réserver l’emplacement, et que les cercles avaient réglé le problème en instaurant une répartition de son occupation à la semaine.
Je n’avais rien contre les religieux, je déclinais poliment lorsqu’ils venaient sonner à ma porte, mais c’est vrai que les imaginer se comporter comme des chefs de gangs pour s’approprier un territoire me fait froid dans le dos. Ils profitent clairement de la situation politique pour avancer leurs pions et recruter les personnes les plus désemparées…
A vrai dire, je me fais parfois la réflexion que ces groupes profitaient déjà de la vacuité spirituelle de la société de consommation. Ils s’enracinaient dans un terreau peu éduqué à repousser leurs préceptes. Une sorte d’appel d’air. D’un autre côté était-ce nécessairement la faute de la société de consommation ? Autrefois, les gens avaient beaucoup plus souvent une religion dominante qui leur était imposée par leurs parents ou par leurs proches, ils étaient déjà inscrits dans un dogme. La place des « croyances irrationnelles » pour répondre aux questions spirituelles était déjà prise en quelque sorte. Ainsi quand la société est devenue de plus en plus non-religieuse, de plus en plus matérialiste, elle n’était pas pour autant vaccinée contre des croyances superstitieuses. Et au final, j’ai au contraire l’impression que les gens sont prêts à croire littéralement n’importe quoi. Et qu’en plus de réduire l’influence des religions en les cantonnant à l’espace privé, il faudrait développer l’esprit critique, de manière assez urgente…
Viviane : ça ne peut plus continuer, y’en a marre. Ils squattent déjà le kiosque dans le parc, ils nous regardent de travers quand on passe à proximité. Ils abordent les gens dans les rues en ciblant spécifiquement les adolescents et les personnes âgées. Et cerise sur le gâteau, ils prennent maintenant à partie les gens pendant les Agoras ! Il y en a avait un, debout sur une botte de paille qui faisait son sermon de bigot sur la fin du monde. Mon fils de six ans a entendu ça et en a fait des cauchemars. Je suis pas la seule à qui c’est arrivé, il faut qu’on se bouge, qu’on leur montre que leurs méthodes ne sont pas acceptables.
Homme : je vois de qui tu parles, oui il était à l’Agora des bigarelles le mois dernier. Il ne faut pas y prêter attention. C’est un homme un peu égaré. Mais on le connait, C’est un fervent pratiquant, il est un peu bizarre mais il n’est pas méchant.
Viviane : Honnêtement ce n’est pas le problème d’être méchant ou non. Il n’a juste pas à venir faire du prosélytisme. Qu’il soit catholique, musulman, évangéliste, juif, pastafariste, ou que sais-je, c’est la même chose.
Homme : pastafariste ? Qu’est-ce que c’est ?
Viviane : c’est la religion de ceux qui croient au monstre en spaghetti volant. Le monstre aurait créé le monde et serait constitué de deux boulettes de viande et de spaghettis.
Homme : ahaha ah d’accord. Non mais restons sérieux.
Thibault : que veux-tu dire par « restons sérieux » ? Tu sais que le pastafarisme a été reconnu officiellement comme une religion dans certains pays ?
Homme : pardon Thibault, je ne savais pas que tu croyais en ça, je ne voulais pas me moquer, je trouvais ça cocasse.
Thibault : y’a pas de mal, je ne crois pas au pastafarisme. Pas plus qu’à un autre dieu. C’est juste que si on dit qu’on doit respecter les religions, on les respecte toutes. On ne va pas commencer à les trier selon la crédibilité de leurs croyances, sinon, on n’a pas fini…
Homme : tu ne crois pas en dieu ?
Thibault : en tout cas pas dans un des dieux à la mode.
Homme : ah ! Tu ne crois en rien alors ?
Viviane : bon les garçons, pardon mais vous discuterez de vos croyances ensuite, ce n’est pas le lieu. Par contre il faut qu’on fasse quelque chose pour ce problème, on en a plein les pattes dans les cercles d’où je viens.
Je n’ai pas eu le temps de répondre. Que répondre à cette question ? « Tu ne crois en rien ». Pour lui, ça signifiait « tu ne crois en aucun dieu », et ça, honnêtement je ne sais pas. Il existe peut-être un dieu quelque part qui a créé l’univers. Et personne ne peut prouver son inexistence. Parce que eh bien, c’est délicat de prouver l’inexistence de quelque chose. D’un dieu ou de n’importe quoi d’autre d’ailleurs… Personne ne peut prouver par exemple que des canards violets à trois pattes n’ont jamais existé. Comment pourrait-on le prouver ? C’est impossible ! Quand bien même on fouillerait aussi méthodiquement et aussi longtemps qu’on veut, on ne pourrait jamais être certain qu’aucun canard violet à trois pattes n’a réellement jamais existé, peut-être n’y a-t-il tout simplement plus aucune trace de son existence. Par contre, on peut simplement se mettre d’accord sur le fait que si quelqu’un affirme que ces canards ont réellement existé, il en apporte la preuve. Et on s’économise une éternité de fouilles pour consacrer notre temps à des choses… plus utiles.
La seule solution d’être convaincu par une affirmation, c’est que quelqu’un en apporte la preuve suffisante, et encore mieux, répétée. Sinon, on en reste au stade de la persuasion, de l’intuition, on est manipulable. Pourquoi croire qu’un monstre en spaghetti volant a créé le monde est-il plus difficile que de croire en une puissance supérieure vaguement humanoïde qu’on appellerait Dieu ? Qui plus est, une force supérieure consciente de nous, et qui en aurait quelque chose à faire de nos comportements individuels ? Le comportement de poussières d’individus insignifiants à l’échelle du temps, perdus sur une planète elle-même pour ainsi dire inexistante à l’échelle de l’univers.
Et puis sous prétexte que je ne crois pas aux dogmes religieux de notre époque, dire que « je ne crois en rien », c’est une vision extrêmement réductrice. Je crois en plein de choses au contraire, tout en essayant parfois de ne pas les croire. Par exemple, je crois foncièrement au libre arbitre, bien qu’il soit remis en question philosophiquement, par les sciences humaines et même par les sciences neurologiques. Je réalise qu’en réalité, je veux croire au libre-arbitre, croire que les gens sont libres et responsables de leurs comportements et de leurs choix. Mais je me trompe peut-être complètement. Peut-être tous nos choix sont-ils manipulés, et quoi que l’on fasse on ne peut jamais échapper à un destin préétablit, un peu comme dans les tragédies grecques. En fait, je veux croire au libre arbitre parce que ça me donne de l’espoir. L’espoir qu’on peut changer les choses. Je veux croire que l’Homme parviendra à vivre libre, en société, à s’informer correctement et faire des choix éclairés. Des choix raisonnés et raisonnables, et autant que possible dans l’intérêt général.
Pour certains, nul doute, je suis un doux rêveur, je me voile la face. Peut-être, mais je n’y peux rien, je crois foncièrement en la capacité de l’homme à réfléchir, à s’interroger plutôt que s’appuyer sur des croyances dont il n’a fait qu’hériter. Et franchement croire en l’humanité, c’est une croyance bien plus ambitieuse que simplement croire en un Dieu tout puissant ?
Je ne crois pas que le paradis nous attend. Sauf celui que l’on construit tous ensemble, de notre vivant et qu’on lègue à notre prochain. Je ne crois pas qu’une puissance supérieure surveille nos comportements, mais je crains plus que tout le jugement des générations suivantes. Je ne crois pas aux fantômes, mais je crois à la résonance que nos idées et nos actes peuvent avoir dans le monde, à l’influence en bien ou en mal des actes de nos aïeux dans notre histoire personnelle et nos inclinations à certains comportements.