Texte & Musique : Thibault Muller
Ce soir le temps est particulièrement agréable. L’eau glisse sans bruit sur la terre sablonneuse. Les gens sont assis, ou restent debout, trinquent, discutent, rient. A quelques mètres, des grapheurs réalisent une fresque sur les piliers du pont de la D400. Leurs bombes de peinture susurrent comme des chants de résistance. « La liberté se conquiert à grands jets de peinture, à la vibration d’une note, ou à la pointe d’une plume ». La nuit est tombée et sous les étoiles certains ont allumé un petit feu où nos regards se perdent.
J’ai fini de jouer mes chansons, et prends quelques minutes pour rêver devant les flammes. Un ami musicien s’installe pour la dernière partie de soirée. Ce soir, Alex fait le guet. Il est posté à côté d’un arbre surplombant notre scène éphémère. À proximité de la route, il peut observer les allées et venues sur la rocade, et nous prévenir dès que les militaires nous ont repérés. On joue au chat et à la souris avec eux depuis quelques mois. Une petite équipe a commencé à faire des concerts sauvages n’importe où dans la ville 30 minutes avant le couvre-feu de 21h. Cela peut être n’importe quel jour de la semaine, et le lieu est dévoilé au tout dernier moment par sms. On s’installe rapidement, deux ou trois groupes jouent une trentaine de minutes chacun, pendant que quelqu’un fait le guet pour voir quand la police ou les militaires nous repèrent. À son coup de sifflet, pas de discussion, tout le monde plie bagage rapidement, et quand les soldats arrivent, on leur dit « désolé messieurs, on n’a pas vu l’heure, on était en train de partir ». Dès le début, ça a fait marrer les militaires, qui n’étaient évidemment pas dupes. Ils sont en fait plutôt contents de nous trouver. D’autant qu’on leur laisse une bière chacun au passage. C’est l’avantage de vivre dans une ville à taille humaine, ils sont moins sous pression que dans les métropoles. Les gars patrouillent toutes les nuits dans une ville sous couvre-feu, ils s’ennuient tant que je pense que d’ici quelques semaines, ils nous demanderont peut-être de faire quelques chansons de plus avant de remballer. Mais bon, on essaie de ne pas trop jouer avec le feu. S’ils décident d’appliquer le règlement, on risque gros. On a tous vu les vidéos de descentes de police qui ont mal fini.
J’ai rangé mon matériel, c’est fait rapidement car il y a quelques années, j’avais pris soin de réfléchir mon installation autant que possible autonome en énergie, pour pouvoir jouer partout, dans n’importe quelle circonstance, pouvoir répondre « présent ». J’avais choisi le dispositif le plus petit possible, installé en quelques minutes, rangé encore plus vite. Je ne l’envisageais pas dans ces circonstances, mais peu importe.
J’attends quelques chansons et plie bagages, je n’ai pas envie de tout risquer avec mon matériel ce soir, je préfère décamper avant l’arrivée de la cavalerie. Espérons que je n’aurai pas d’ennuis sur le trajet du retour, il reste à traverser la ville en essayant de ne pas se faire arrêter.
Cette semaine, j’ai terminé de construire un séchoir solaire sur mon terrain. C’est une simple boite en bois que j’ai essayé de rendre hermétique à la lumière, perchée à un mètre cinquante au dessus du sol, ses quatre pieds solidement fixés en terre. En contrebas, tout un pan incliné contient un ensemble de tuyaux qui servent à alimenter le séchoir en air chaud. L’air extérieur rentre dans le circuit de réchauffement, fait tout un parcours pendant lequel il monte en température grâce à la chaleur du soleil uniquement, et entre finalement dans la boite pour déshydrater les aliments qui y sont disposés en fines tranches sur des filets.
Je ne l’ai pas encore vraiment testé – je l’ai à peine fini – mais je pense qu’il sera bien utile : on peut faire sécher des fruits et des légumes que l’on peut ainsi conserver plus longtemps. J’y ferai aussi déshydrater des fleurs pour faire des tisanes. J’ai découvert il y a quelques mois les tisanes d’orties et les tisanes de feuilles de laurier. Ce sont des plantes que nous avons en abondance sur notre terrain. On peut faire de même avec certaines fleurs sauvages pour varier les saveurs. Avec ce séchoir et les bocaux, on finira par être en partie autonome en alimentation sur toute l’année. Ce serait un grand cap de franchit.
Si seulement on pouvait installer un poulailler, on deviendrait aussi autonomes en oeufs. Malheureusement, le terrain étant inondé chaque année, cela parait assez compromis. Je me demande si l’on ne pourrait pas en installer un dans notre quartier… On pourrait avoir à la fois des oeufs et donner à manger aux poules les épluchures de cuisine, ce qui réduirait les déchets. Ahah, j’imagine bien des poulaillers urbains collectifs sur les places. Evidemment, il faut de la superficie et faire un enclos assez grand, il faudrait probablement plus que notre place qui est déjà bien remplie… Mais il y a un terrain vague pas loin que j’aimerais voir converti en autre chose qu’une énième résidence pour séniors.
Mais je n’ai pas encore sauté le pas de proposer l’idée. Chaque chose en son temps, dès que l’on va trop loin, les gens nous prennent pour des fous. Il faut avoir la bonne idée à proposer au moment opportun. Trop tôt, ça parait idiot, trop tard, eh bien…
Ça me fait penser à une discussion avec un voisin il y a quelques années. Il n’arrêtait pas de me parler des élections présidentielles qui approchaient, anticipant le moindre scénario, pronostiquant les pourcentages, les alliances… Un peu lassé, je lui avais dit un jour que tout ce cirque d’élections présidentielles m’exaspérait parce que j’avais un fort penchant anarchiste, on va dire. Il m’avait répondu : « oui l’anarchie c’est bien joli, mais sans aucune loi, c’est toujours la loi du plus fort ». Un peu agacé, et probablement un peu par provocation, je lui avais rétorqué que j’étais bien d’accord, et que c’était justement la situation dans laquelle nous nous trouvions dans cette cinquième république. La loi du plus fort, au sens littéral. Une ploutocratie. Que les plus riches sont ceux qui écrivent les lois. Il ne savait pas tellement quoi répondre, je pense qu’il m’avait pris pour un illuminé.
Car à l’époque, toutes les voix, dans tous les médias vantaient dans quelle belle démocratie nous vivions. Tous biberonnés au catéchisme de la cinquième république. Il ne mentionnaient aucunement que le président détient tous les pouvoirs : il est le chef des armées, désigne le chef du gouvernement, décide de sa politique, peut faire voter les lois à un parlement d’apparat, qui, s’il n’obéit pas, peut être court-circuité par le 49.3. Depuis un certain chef de gouvernement, le premier ministre pouvait même placer toute personne de son choix sous surveillance sans devoir en référer à un juge. Donner des directives à la justice, nommer les magistrats du parquet en charge de la politique pénale, voire, les évaluer.
Je lui avais suggéré qu’une telle concentration des pouvoirs dans les mains d’un petit groupe de personnes, c’était la caractéristique et le fonctionnement d’un régime autoritaire, d’une dictature. En ricanant, mon voisin m’avait répondu qu’il y avait peut-être des choses à améliorer mais que quand même, en France on ne risquait pas de se faire enfermer pour ses opinions, se faire tuer parce qu’on est un opposant. Il était tout de même un peu déstabilisé par le spectacle des manifestants mutilés, par les vidéos de violence, parfois pires encore à Paris qu’à Hong Kong qu’il considérait pourtant volontiers comme une dictature. Mais c’est l’incurie du pouvoir et sa désorganisation pendant la pandémie et surtout quand la marche pour le climat a dégénéré qu’il a changé radicalement de point de vue et a finit par être un partisan convaincu de l’auto-organisation.
Il a ouvert les yeux sur la crise climatique, sur risque d’effondrement, pense résilience, autonomie… Il a compris que l’anarchie ce n’est pas l’anomie, ce n’est pas l’absence de règles. Il a compris que les cercles nous permettent à tous d’être réellement égaux.
Il faut avoir la bonne idée à proposer au moment opportun. Trop tôt, ça paraissait idiot, trop tard, eh bien… J’espère que ce n’est pas trop tard, justement. En tout cas il n’est jamais trop tard pour s’organiser collectivement et faire au mieux face aux contraintes.
Prendre notre destin en main.