Texte & Musique : Thibault Muller

C’était une journée marquée d’une pierre rouge. On était très, très nombreux. Une gigantesque convergence de nombreux corps de métier complètement exsangues, de citoyens révoltés exigeant un changement de cap radical pour lutter contre le dérèglement climatique. On était tous monté à Paris pour faire une marche pour le climat. C’était annoncé comme une marche illimitée. On ne partirait pas sans obtenir gain de cause. Les gens étaient déterminés. Je l’étais aussi. Le problème, c’est qu’on ne savait pas ce que signifiait « obtenir gain de cause » : certains voulaient des garanties solides du gouvernement pour aller vers la décroissance. D’autres réclamaient l’interdiction de l’élevage intensif, des pesticides… Mais d’autres comme moi, pensaient que les oligarques au pouvoir feraient encore une fois semblant et retourneraient la situation à leur avantage.

Après tout, ils ont tous les pouvoirs. Ils décident des lois, les appliquent comme bon leur semble et ont la mainmise sur la justice et les médias de masse. Tant que ces rois avaient l’intérêt général comme vision et comme horizon, ça fonctionnait à peu près. On faisait avec les petits scandales – les scandalettes – le pantouflage, la langue de bois… Mais petit à petit, la machine s’est encrassée, l’intérêt général a laissé place à l’intérêt financier, les rois humanistes aux tyrans carnassiers.

Moi, je voulais la fin de la cinquième république. Qu’on annonce la création immédiate d’une assemblée constituante. Avec pour fondement principal, la fin de la soit-disante « démocratie représentative » qui n’en est pas une : je voulais que les lois soient votées par les citoyens et non par des mandataires sur lesquels l’on n’a aucun contrôle. Je voulais que les propositions soient discutées en toute transparence, après avis contradictoires d’experts reconnus dans le domaine. J’imaginais une sorte de petit QCM, qui permettrait de vérifier que la personne qui vote a les connaissances requises pour faire son choix de manière éclairée, en connaissant parfaitement les conséquences de ses décisions. Et une interdiction évidente de publier des sondages, qui ne servent qu’à manipuler les élections.

 

Bien sûr, tout ceci n’était que des propositions de ma part, aussi convaincu étais-je. On pouvait discuter de tout ça lors de l’assemblée constituante. Débattre collectivement du fonctionnement le plus soutenable.

Face aux cordons d’éborgneurs, la manifestation a duré trois jours et trois nuits. En grande partie dans le calme. Le quatrième jour, au matin, un groupe d’une dizaine de manifestants a décidé d’aller se faire entendre à la Banque de France. À six heures du matin. Ils ont tenté d’enfoncer le portail, cagoulés, à la camionnette bélier. Ne me demandez pas pourquoi, je ne sais pas. Toujours est-il qu’il y avait clairement des logos et inscriptions sur la carrosserie qui montraient qu’ils étaient issus de la manifestation, sans aucun doute possible.

Par malchance, des voltigeurs à moto qui avaient probablement passé leur nuit à jouer aux chiens de garde, la rage aux dents, sont arrivés juste à ce moment. Quand les dix génies dans la camionnette les ont vu arriver, ils ont essayé de prendre la fuite. Ils venaient de s’encastrer dans la porte de la Banque de France. Et on percuté un plot en partant, stoppant leur course. Les voltigeurs n’ont pas cherché. Ils ont tiré, tiré, et en ont tué cinq sur le coup, encore assis dans l’habitacle. Deux autres sont morts sur le trajet vers l’hôpital. L’un d’entre eux avait été abattu sur le trottoir d’une balle dans le dos alors qu’il tentait de fuir à pied.

Le préfet de police n’attendait que ça. A peine une heure plus tard, les éborgneurs ont chargé partout dans la ville. Un massacre. Trois morts de plus, je ne sais combien de blessés, dont au moins dix personnes ayant perdu un oeil. D’autres avaient la mâchoire cassée, des dents perdues. Dans les mouvements de foule, certains se sont fait piétiner.
Le gouvernement a tenté de faire passer la tentative d’intrusion pour un attentat terroriste. Ça a tourné en boucle sur les chaines de propagande. Les éditocrates répétaient à l’envi que « la République ce n’était pas aller forcer les portes comme de vulgaires braqueurs, que ces gens étaient des factieux », qu’ils avaient tenté de déstabiliser le pays. En somme, c’étaient des terroristes et ils avaient bien mérité ce qui leur était arrivé. L’un d’eux avait même suggéré de décerner la Légion d’Honneur aux trois voltigeurs, qui avaient je cite, « débarrassé Paris de la fange d’extrême gauche anarchiste et communiste ».

Personne n’était dupe. Sur les vidéos en ligne, on a tous vu que la camionnette, qui était d’ailleurs un mini-bus de transport de personnes, était criblé d’impacts de balles, que la carrosserie arborait clairement les revendications de la manifestation. Et aucune arme à l’intérieur du véhicule. Rien, c’était une attaque terroriste avec des fleurs sur le capot et des bottes de paille sur le toit. Ah si, le préfet de police a dit qu’ils avaient retrouvé une clef à molette…

Quelques jours plus tard, après les évènements des émeutes ayant éclaté partout dans le pays, et prétextant la menace de soit-disant groupes armés, le gouvernement avait joué son va-tout et placé la plupart du territoire métropolitain en Etat de siège. Ça me rappelle un peu le confinement pendant la pandémie, mais l’armée et une multitude de drones de surveillance en plus. En dehors du couvre-feu de 21h, nous n’avons pas d’interdiction de sortir à proprement parler, mais les déplacements hors département doivent être motivés et renseignés.

Ici c’est un peu différent, après quelques mois de débats enflammés, le maire et les citoyens de la ville présents au casier, ont décidé un certain soir de faire sécession. Que le pouvoir central continue son spectacle affligeant, nous décidâmes de nous auto-organiser. Ce n’est pas « officiel officiel » bien sur, parce qu’il reste une frange de la population qui voit d’un bon oeil le virage fascisant du pouvoir. Et on ne voudrait pas qu’il nous envoie les éborgneurs. Mais depuis les évènements, même les plus modérés ont ouvert les yeux sur la vraie nature de ces oligarques. Le maire joue le naïf face au préfet, lui parle d’expérimentation démocratique, gère les affaires courantes et répond aux injonctions. Mais la réalité, c’est qu’il vient à chaque assemblée, et contribue à réinventer l’organisation de la collectivité. Il s’est volontairement mis de côté pour permettre la mise en place de la gestion par les cercles.

Parmi nous, plus personne n’utilise sa carte de crédit, on fonctionne au maximum avec la monnaie locale, et autant que possible en troc de service ou de nourriture. Une association en lien avec la mairie rachète petit à petit, discrètement, les locaux commerciaux et favorise l’installation de commerçants convaincus par le projet. Ces commerçants donnent une journée de leur temps par semaine pour les besoins de la commune en échange de l’occupation gratuite des locaux. Ça n’est surement pas très légal, mais ça arrange tout le monde. Et le gouvernement a bien trop à faire avec les poches de résistance dans tout le pays que de fourrer son nez dans nos affaires.

Pour commencer, les cercles, tour à tour, ont décidé de limiter autant que possible la circulation automobile dans les quartiers. La solution a été trouvée et acceptée par un grand nombre : on a inscrit le droit à avoir un jardin potager à proximité immédiate de son domicile. Pour les maisons avec jardin, c’était simple, mais pour les nombreux habitants d’appartements, il a été décidé opportunément de convertir les places de stationnement de la chaussée en parcelles de potager. On garde ou on réaménage les trottoirs pour les piétons et les personnes à mobilité réduite, une voie un peu large de circulation pour les véhicules d’urgence, transports en commun et vélos, quelques aménagements pour les livraisons, déménageurs… Et on plante des vergers sur le reste de l’espace disponible.

Ça ne s’est pas fait sans heurts au départ. Je me souviens d’un homme qui, voyant que le parking où il se garait habituellement venait d’être mis à nu, avait tenté de garer sa voiture sur la terre fraichement ameublie, en manquant de renverser les ouvriers qui s’en occupaient d’ailleurs. Les roues avant de sa voiture étaient restées embourbées, et fulminant et insultant la terre entière, il avait tourné en rond en attendant la dépanneuse tout le reste de l’après-midi, pendant que des gosses avaient décidé d’utiliser son capot comme toboggan.

Quelques mois plus tard, voyant les premières récoltes, le plaisir qu’il avait à ouvrir ses fenêtres sur un jardin plutôt que sur un parking, il avait finalement réclamé une parcelle à son tour et avait lui-même donné le premier coup de pioche pour enlever le bitume.