Texte & Musique : Thibault Muller
Depuis la promulgation de l’Etat de siège, l’armée semble prendre une place de plus en plus importante dans notre quotidien. J’en ai des échos récurrents : la moindre suspicion de participation à des attroupements déclenche une petite visite de soldats chez les particuliers. Et parfois chez leurs voisins. Je ne sais pas si cela vient d’une dénonciation, ou des systèmes de surveillance. Pour l’instant les militaires sont encore assez « doux », pour ainsi dire : ils entrent, prennent des photos, font des contrôles d’identité, relèvent les empreintes. Mais si l’on s’y oppose, ce n’est plus la même chanson. Embarquement immédiat, perquisition, procès pour « rébellion armée commise en réunion »…
Des députés se sont insurgés contre ces méthodes intimidantes, mais le président de l’assemblée nationale leur a coupé le micro en pleine intervention. Les rares députés de la majorité encore présents sont au garde à vous. Je ne comprends pas ce qui leur passe par la tête honnêtement. Soit ils adhèrent pleinement et là, je peux à la rigueur comprendre leur réaction, soit ils ne voient rien ou s’en moquent, et ça c’est proprement inexcusable. Dans tous les cas, ils trahissent, de fait, les électeurs qui les ont mandatés, puisqu’ils ne cherchent même plus à débattre du bien fondé des décisions de l’exécutif. Or, comme la situation s’éternise, il se murmure que le président veut activer l’article 16 de la constitution qui lui donne des « pouvoirs exceptionnels ». Ahaha, rien que ça. Au moins ce serait officiel, on aurait un « président » avec les plein pouvoirs. Si c’est déjà le cas indirectement, ça aurait au moins le mérite de mettre les points sur les « i ». Parce que jusqu’ici il pouvait se réfugier derrière le mot-mirage « démocratie », et il fallait qu’il fasse au moins semblant d’avoir des oppositions avant de passer les réformes qui intéressaient ses petits copains. Mais avec son article 16, il pourrait toucher à peu près à tout ce qu’il veut sans avoir de compte à rendre à qui que ce soit.
Sur internet, certains médias indépendants affirment que des jeunes auraient « pris le maquis ». Ils seraient quelques dizaines dans les Alpes, une centaine dans les Pyrénées. Une résistance d’un genre nouveau, pourchassée dans les montagnes par des drones à caméra thermique, les tout nouveaux joujoux de la force répressive française. Si c’est vrai, j’aimerais bien savoir ce qu’ils ambitionnent. Est-ce un mouvement de sécession, une rébellion passagère, ou autre chose ? Malheureusement, pour l’instant pas plus d’informations à leur sujet. Dans tous les cas, le torchon brûle entre gouvernement et une grande partie de la population. Que ce soit la pauvreté dramatique qui semble exploser depuis plusieurs années, les oppositions aux mesures de plus en plus liberticides, les problèmes de pénuries, la difficulté de circuler dans le pays… Tout semble s’effriter, se désagréger de toutes parts. Ma petite lueur d’espoir, ce sont les cercles et l’auto-organisation que l’on a mise en place. Ces dernières semaines, j’ai d’ailleurs l’impression que les opposants à nos propositions sont moins virulents. Certains d’entre eux sont beaucoup plus modérés et dialoguent pour trouver des compromis, plus qu’ils ne tentent de remettre en cause la légitimité des décisions. Ils n’en sont pas à soutenir le processus, ne rêvons pas, mais nous sommes plusieurs à nous dire qu’ils finissent par faire avec et même retrouver un peu le sourire quand on parle avec eux.
Peut-être ont-ils compris que nous ne sommes pas ennemis, que nous cherchons simplement des solutions pratiques, pragmatiques pour faire face à la situation. Il faut dire que les conditions sont particulières. Il y a deux semaines, plusieurs stations service ont dû fermer, car elles n’avaient plus de carburant à la pompe. En conséquence, les autres ont été rapidement prises d’assaut. Des véhicules sont tombés en panne sèche et encombrant les rues, risquaient de rendre plus difficile encore le ravitaillement. Un agriculteur participant aux cercles a proposé d’amener des chevaux de trait pour déplacer les voitures en panne, et la population a donné un coup de main pour les amener sur des parkings à l’extérieur de la ville. Je crois que ça a changé le regard de beaucoup de monde de voir un petit camion frigorifique tiré par des chevaux et des hommes sur un boulevard de la ville. Une photo avait d’ailleurs fait la une des journaux. C’était comme un symbole, l’énergie du pétrole remplacée par la force manuelle et la traction animale. Les médias nationaux avaient d’ailleurs mis un filtre sepia, pour se moquer gentiment de « La Province », sans se rendre compte que de notre côté, c’était devenu un présage de leur quotidien à venir.
Ces dernières années, face aux conséquences annoncées du dérèglement climatique, j’avais tenté de trouver des solutions low-tech – basse technologie afin d’aller vers plus d’autosuffisance. Ce n’était pas à proprement parler du survivalisme – ces gens qui se préparent à survivre en forêt en cas d’effondrement – c’était plutôt une forme de réflexion sur comment se fournir voire se fabriquer les objets et la nourriture indispensables à notre quotidien. Le tout sans pétrole, et si possible sans électricité. J’avais déniché des outils à main, vilebrequins, tarière, faux, hache paille, des filtres à eau, four solaire… J’essayais d’apprendre un maximum de savoir-faire, dans divers domaines.
Au tout début de cette aventure, la première révélation a été que concrètement, je ne sais pratiquement rien faire pour répondre à mes besoins les plus primaires : ni produire ma nourriture, ni mon énergie, ni mon habitat, rien ! J’avais pris conscience à quel point j’étais hautement dépendant d’autrui pour survivre, physiquement parlant.
J’étais tout à coup devenu un animal étrange qui ne peut vivre sans une multitude de servants qui viennent le nourrir quand il a faim, le réchauffer quand il a froid… Comme un prince dans son palais.
Franchement ça écorne un peu l’égo de se rendre compte que si le monde s’arrêtait subitement de tourner, je serais probablement mort en quelques semaines. Et même, dans le meilleur des cas, en imaginant qu’une âme charitable me prenne sous son aile, mon rôle serait d’être une charge, celui à qui l’on doit tout apprendre, tout expliquer, dont on doit rattraper les erreurs incessantes.
Depuis cette prise de conscience, j’essaie de corriger le tir, et je suis un tout petit peu plus débrouillard, un peu moins ignorant. J’investis un peu de temps chaque jour pour apprendre deux trois petites choses. Ça n’est pas gagné, loin de là, mais c’est passionnant !
Léo : bon le principe c’est que tu as une arrivée d’eau continue, pas forcément avec un gros débit, mais quelque chose d’à peu près régulier. En général c’est une source d’eau, un ruisseau, ou un réservoir en hauteur. L’idéal c’est quand même d’avoir un courant qui tourne jour et nuit sans interruption, ou alors un très gros réservoir que tu peux en plusieurs heures.
Thibault : ok très bien
Léo : cette arrivée d’eau, ce flux, tu le fais couler dans un tuyau. Si possible, tu fais en sorte que le diamètre du tuyau fasse un flux dense, maximal.
Thibault, hésitant : oook
Léo : et alors ce flux d’eau arrive à une jonction coudée et tombe à pic dans un autre tuyau
Thibault : attends c’est-à-dire ?
Léo : eh bien ton arrivée d’eau disons qu’elle est à peu près horizontale, et ton tube de sortie est perpendiculaire, il tombe à pic, direction le sol, sur la plus grande hauteur possible.
Thibault : ah ok
Léo : bon, l’astuce c’est qu’au niveau de la jonction, tu as un trou sur le dessus, un trou qui laisse passer l’air extérieur
Thibault : et l’eau n’éclabousse pas en hauteur du coup ? Je veux dire, elle ne ressort pas ?
Léo : non, elle tombe juste. Par contre il ne faut pas que ton tuyau vertical soit trop étroit par rapport au débit d’eau bien sur, sinon ça déborde et ça ne fonctionne pas. Dans ce cas il y a trop d’eau qui essaie de rentrer dans le tuyau et pas assez d’eau qui en sort. C’est comme dans une baignoire en fait, si ton robinet est ouvert à fond et que ta sortie est un peu bouchée, ça finit par déborder !
Thibault : oui ok je vois
Léo : Et là, l’eau s’écoule par le tube vertical, en aspirant de l’air par le trou du dessus. Ça aspire parce que l’eau accélère beaucoup en tombant et crée dans le tuyau de sortie une dépression, par effet Venturi, ce qui aspire l’air extérieur dans le tuyau. Tu me suis ?
Thibault : heuuu je crois comprendre
Léo : mais l’astuce, c’est d’aspirer l’air par plusieurs petits tuyaux, comme de petites pailles. Pour que ça fasse des bulles d’air, qui sont aspirées et entrainées dans le flux d’eau par la gravité. Si l’eau était immobile, l’air devrait remonter à la surface. Mais l’eau en tombant va tellement vite que les bulles d’air sont aspirées dans la chute d’eau.
Thibault : hum ok !
Léo : à la fin de cette chute, et faut qu’elle soit assez grande pour que ça fasse une bonne pression, l’eau et les bulles d’air qu’elle contient, s’écoule à l’horizontal dans un réservoir. L’air va alors pouvoir remonter à la surface, mais va rester prisonnier du réservoir. Cet air va s’accumuler parce qu’il ne pourra pas s’échapper, et la pression dans le réservoir va augmenter graduellement. Basiquement, tu obtiens de l’air comprimé par un procédé entre guillemets passif, qui ne nécessite que la gravité pour comprimer de l’air.
Thibault : whouah ça sonne classe ! Et… à quoi ça sert du coup ?
Léo : tu peux utiliser ça dans des petits systèmes, pour actionner de petits moteurs à air comprimé, pour faire des bulles pour un bassin de pisciculture… À plus grande échelle, certains s’en servaient pour faire de l’électricité.
Thibault : et comment tu dis que ça s’appelle déjà ce système ?
Léo : ça s’appelle une trompe hydraulique. Ça a été utilisé dès le milieu du XVIe siècle pour remplacer les soufflets des forges. Plusieurs types de trompes ont été construits, notamment une au Canada pour faire des bonbonnes d’air comprimé pour les ouvriers des mines je crois. Mais ça ne s’est jamais vraiment généralisé, on a privilégié le pétrole…
Bigre, il va falloir que j’apprenne quelques trucs là avant de pouvoir construire une trompe. Les tuyaux ça me semble jouable, mais tout le réservoir qui se met sous pression avec l’air qui s’accumule, et faire un raccordement pour remplir des bouteilles d’air comprimé, j’avoue que c’est au dessus de ce que je me sens capable de faire… Je vais voir s’il n’y a pas quelqu’un au casier qui propose des cours de soudure !